Ce dieu fugace, par Bruno Lafourcade (Les Emiles de Gab la Rafale, de Gabriel Matzneff)

Publié le par hodie

(Cet article va paraître, dans une version revue et complétée, sur le site de  La Revue critique des livres et des idées.) 

 

Les Emiles de Gab la Rafale s’ouvre sur une dédicace à Cambuzat, « dont la vie et la mort furent celles d’un homme libre » ; et se referme sur le suicide du fameux diététicien : « Je suis détruit par la tristesse. Mon ami Christian Cambuzat s’est donné la mort ce matin. » Chez Gabriel Matzneff, chaque nouveau livre resserre l’ensemble de l’œuvre. Cette correspondance électronique, plutôt enlevée et souvent tonique, n’y échappe pas où l’on retrouve les fameuses idées fixes : la présence du suicide, on vient de le voir, l’enracinement orthodoxe, l’héliotropisme, la passion amoureuse, l’artiste inutile en société petite-bourgeoise, le voyage qui crève sous le tourisme, et finalement la quête du bonheur, ce « dieu fugace », qui clôt le livre. Plutôt que sur les figures classiques de ce petit monde, on s’attardera sur le sentiment crépusculaire, qui court tout du long, fondé sur un double échec, celui de la vie amoureuse, celui de la vie sociale.

  

Entre une Gilda qu’il trouve soûlante (et que nous n’arrivons pas à ne pas trouver attachante), et une Marie-Agnès qui le captive (et que nous n’arrivons pas à ne pas trouver incolore), entre celle-ci, jeune, belle, aimante, qu’il néglige, et celle-là, dont il devient le « bouche-trou », le « jouet dérisoire », le fiasco est total qui nous ramène à une des plus vieilles lois humaines, plus universelle que la gravité, plus éprouvée que la pression d’un corps plongé dans l’eau : il entre dans certaines de nos amours une faiblesse stupide, et coupable ; le goût incompréhensible pour notre propre malheur. C’est pourtant cette faiblesse qui nous vaut la lettre la plus poignante ou la plus pathétique, selon le point de vue que l’on adopte, de ce recueil : « “Nous ferions mieux de rompre, la situation serait plus claire...” Si c’est tout ce que tu as à me dire, si ce sont les seuls mots que nos amours t’inspirent, que puis-je te répondre, moi, l’écrivain vieillissant, fauché, qui n’ai pas à t’offrir le tiers du quart de ce que t’offre l’autre, le gros bourgeois respectable, installé, tout ce que je ne suis pas et ne serai jamais. »

  

Si le vieux séducteur abdique, contraint et humilié, l’écrivain ne sort pas moins défait de la mêlée littéraire : les prix lui passent sous le nez, on le tient pour un paria, Gallimard est avec lui le dernier des goujats. (Dans la cuisine littéraire, qui ne forme pas la part la moins intéressante de ce livre, il faut compter la place invraisemblable que les avocats et les services juridiques occupent désormais dans l’édition, les fourches caudines sous lesquelles ils font passer chaque phrase de chaque livre.) Une bonne part de ces Emiles est ainsi dominée par le sentiment d’une injustice fondamentale qui devient, à l’heure du bilan, une déception essentielle : « Quand je parle de l’échec qu’est ma vie, je fais allusion aux incohérences (...) qui ont fait de ma vie amoureuse une aventure chaotique, avec de continuelles brisures et déchirures ; je fais allusion à une inconscience qui (...) fait de ma vie sociale (à un âge – soixante-dix ans – qui devrait être celui de l’aisance, des honneurs, des consécrations) un désert, un néant, une incertitude financière permanente. »

  

« Vieillissant, fauché », Matzneff, Dieu merci, trouve qu’il reste l’« un des plus fameux écrivains français de [sa] génération » ; et que, « d’une manière générale, [il peut être] content de [ses] personnages féminins... » D’une manière générale, c’est de lui, évidemment, qu’il n’est pas mécontent. Quand il donne l’impression de sombrer dans la modestie, ce qui lui arrive assez peu, il se reprend très vite : comme un de ses articles polémiques tarde à paraître dans une revue, l’écrivain s’inquiète que ses lignes ne soient bientôt plus d’actualité ; une note en bas de page nous rassure aussitôt : finalement, notre homme trouve son texte « meilleur, plus vrai, plus actuel » que lorsqu’il l’a écrit. Cependant, comme Matzneff peut aussi être amusant, sa fatuité peut lui servir de ressort comique ; ainsi ce message : « L’entreprise *** envoie demain après-midi un plombier réparer la fuite d’eau, mais je n’ai reçu encore aucune nouvelle touchant le trou que les ouvriers travaillant au numéro *** de la rue *** ont fait dans ma cuisine. Je vous demande d’agir afin que cette réparation soit effectuée dans les meilleurs délais. Je suis l’écrivain Gabriel Matzneff, je ne suis pas un personnage de mon confrère Zola, et je n’ai pas l’habitude de vivre dans des appartements avec des trous aux murs. »

  

On voit que le livre peut être drôle, comme il est, grâce à la concision stylisée propre aux outils de communication modernes, enlevé et rapide ; mais il est surtout sombre tant le séducteur y est repoussé, et l’écrivain rejeté. C’est finalement un livre où l’on vit, où l’on désespère, où l’on se tue, sans s’arrêter de courir absurdement derrière le bonheur, – ce « dieu fugace ».

 

Bruno Lafourcade

 

 

Publié dans Littérature

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S
<br /> Bonjour.<br /> Sur le même sujet, voir lien.<br /> Cordialement.<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Merci.<br /> A propos du proverbe, je crois que chez Homère on trouve quelque chose d'approchant (de mémoire) : "L'avenir est assis sur les genoux des dieux".<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Quel superbe article !<br /> <br /> "Le hasard est la volonté des dieux" (vieil adage africain)<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Un article peut-être un peu cruel, mais assez juste dans l'ensemble.<br /> <br /> <br />
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