Ce dieu fugace (nouvelle version), par Bruno Lafourcade

Publié le par hodie

 

Ce dieu fugace

(Les Émiles de Gab la Rafale, de Gabriel Matzneff)

 

 

Les Émiles de Gab la Rafale[1] s’ouvre sur une dédicace à Cambuzat, « dont la vie et la mort furent celles d’un homme libre » ; et se referme sur le suicide du fameux diététicien : « Je suis détruit par la tristesse. Mon ami Christian Cambuzat s’est donné la mort ce matin. »

Chez Gabriel Matzneff, chaque nouveau livre resserre l’ensemble de l’œuvre. La correspondance électronique, plutôt enlevée et souvent tonique, qu’il vient de publier, n’y échappe pas, où l’on retrouve ses fameuses idées fixes : la présence du suicide[2], on vient de le voir, l’enracinement orthodoxe, l’héliotropisme, la passion amoureuse, l’artiste inutile en société petite-bourgeoise, le voyage qui crève sous le tourisme, et finalement la quête du bonheur, ce « dieu fugace », qui clôt le livre.

Cependant, plutôt que sur les figures classiques de l’auteur de L’Archimandrite, on s’attardera sur le sentiment crépusculaire, qui court tout du long, fondé sur un double échec, celui de la vie amoureuse, celui de la vie sociale.

 

 

Entre une Gilda qu’il trouve soûlante (et que nous n’arrivons pas à ne pas trouver attachante), et une Marie-Agnès qui le captive (et que nous n’arrivons pas à ne pas trouver incolore), entre celle-ci, jeune, belle, aimante, qu’il néglige, et celle-là, dont il devient le « bouche-trou », le « jouet dérisoire », le fiasco est total qui nous ramène à une des plus vieilles lois humaines, plus universelle que la gravité, plus éprouvée que la pression d’un corps plongé dans l’eau : il entre dans certaines de nos amours une faiblesse stupide, et coupable ; le goût incompréhensible pour notre propre malheur.

C’est pourtant cette faiblesse qui nous vaut le passage le plus poignant (ou le plus pathétique, selon le point de vue que l’on adopte), de ce recueil, une lettre qui voit le vieux séducteur contraint d’abdiquer : « “Nous ferions mieux de rompre, la situation serait plus claire...” Si c’est tout ce que tu as à me dire, si ce sont les seuls mots que nos amours t’inspirent, que puis-je te répondre, moi, l’écrivain vieillissant, fauché, qui n’ai pas à t’offrir le tiers du quart de ce que t’offre l’autre, le gros bourgeois respectable, installé, tout ce que je ne suis pas et ne serai jamais. »

 

 

Humilié dans sa vie amoureuse, Matzneff ne l’est pas moins dans la vie sociale. « Casanova vieillissant », il « n’a même pas un prince de Ligne ou un comte de Waldstein pour lui venir en aide », car l’écrivain sort défait de la mêlée littéraire, ce « nid de glacials serpents » : les prix lui passent sous le nez, il est tenu pour un paria, et du côté d’Antoine Gallimard on est avec lui le dernier des goujats : les services juridiques repoussent la parution de ses livres, la petite mensualité qu’on lui verse depuis 1984, son unique versement régulier, qui « en vingt-quatre ans (...) n’a pas augmenté d’un centime », est supprimée du jour au lendemain, – and so on.

(Dans la cuisine littéraire, qui ne forme pas la part la moins intéressante de ce livre, il faut compter la place invraisemblable que les avocats occupent désormais dans l’inégalable corporation de froussards que forment les éditeurs, pour qui chaque phrase, chaque nom, chaque lieu de chaque livre doit être passé au tamis du risque de procès : « Ces derniers jours, écrit Matzneff, j’ai eu beaucoup de soucis avec le service juridique de Gallimard (...) : les épreuves étaient corrigées (avec le plus grand soin), j’avais signé le bon à tirer, et soudain le dit service juridique a tout bloqué, scribouillant des observations sur les épreuves, exigeant de moi des suppressions de dernière minute, le résultat étant que les épreuves qui vont repartir chez l’imprimeur, avec ces scribouillages et ces modifications (que j’ai dû faire à la hâte sur un coin de bureau [...]) griffonnées dans les marges, le pauvre imprimeur n’y pigera rien... »  – Plus généralement, les éditeurs ne sortent pas grandis de ces Émiles. Quand ce n’est pas Gallimard, c’est Albin Michel : ainsi voit-on l’éditeur de Guy Hocquenghem refuser de donner un centime pour un colloque en hommage à l’auteur de La Colère de l’Agneau[3].)

 

 

« Vieillissant, fauché », Matzneff, Dieu merci, trouve qu’il reste l’« un des plus fameux écrivains français de [sa] génération » ; et que, « d’une manière générale, [il peut être] content de [ses] personnages féminins... » D’une manière générale, c’est de lui, évidemment, qu’il n’est pas mécontent. Quand il donne l’impression de sombrer dans la modestie, ce qui lui arrive assez peu, il se reprend très vite : comme un de ses articles polémiques tarde à paraître dans une revue, l’écrivain s’inquiète que ses lignes ne soient bientôt plus d’actualité ; une note en bas de page nous rassure aussitôt : finalement, notre homme trouve son texte « meilleur, plus vrai, plus actuel » que lorsqu’il l’a écrit.

(Matzneff appartient à ce type d’écrivain capable de dire : « J’étais considéré [à l’époque de Combat, dans les années soixante] comme l’un des plus redoutables polémistes de ma génération » ; « Le Carnet arabe (...) s’est avéré d’une justesse et d’une vérité prophétiques » ; « Les honneurs [qui lui seront attribués], innombrables j’en suis sûr, seront posthumes » ; « Je pense sincèrement que, quand ils seront intégralement publiés, mes Carnets noirs seront un grand livre » ; etc. – On sourit d’abord de cette naïve vanité ; elle finit par lasser.)

Cependant, comme Matzneff peut aussi être amusant, sa fatuité peut lui servir de ressort comique ; ainsi ce message : « L’entreprise *** envoie demain après-midi un plombier réparer la fuite d’eau, mais je n’ai reçu encore aucune nouvelle touchant le trou que les ouvriers travaillant au numéro *** de la rue *** ont fait dans ma cuisine. Je vous demande d’agir afin que cette réparation soit effectuée dans les meilleurs délais. Je suis l’écrivain Gabriel Matzneff, je ne suis pas un personnage de mon confrère Zola, et je n’ai pas l’habitude de vivre dans des appartements avec des trous aux murs. »

 

 

On voit que le livre peut être drôle, comme il est, par la concision stylisée propre aux outils de communication modernes, enlevé et rapide ; mais il est surtout sombre tant le séducteur y est repoussé, et l’écrivain rejeté.

Si une bonne part de ces Émiles est ainsi dominée par le sentiment d’une injustice fondamentale, celui-ci devient, à l’heure du bilan, une déception essentielle : « Quand je parle de l’échec qu’est ma vie, je fais allusion aux incohérences (...) qui ont fait de ma vie amoureuse une aventure chaotique, avec de continuelles brisures et déchirures ; je fais allusion à une inconscience qui (...) fait de ma vie sociale (à un âge – soixante-dix ans – qui devrait être celui de l’aisance, des honneurs, des consécrations) un désert, un néant, une incertitude financière permanente. »

Et pourtant le désespoir n’est jamais loin du bonheur : on tourne la page, et on tombe sur les plaisirs d’un foie de veau poêlé et d’un vin de paille, les joies d’une amitié et d’un amour durables, la beauté vivifiante de Pâques. Il y aura toujours la vie ; car si c’est un livre où l’on désespère, où l’on meurt, où l’on se tue, on n’y arrête pas pour autant sa course absurde derrière le bonheur, – ce « dieu fugace ».

 

Bruno Lafourcade



[1] Ce titre pour initiés demande une explication. « Émile » est le nom que Matzneff s’amuse à donner à l’e-mail, un mot qu’il n’aime pas, pas plus qu’il n’apprécie courriel. (J’ajoute d’ailleurs que celui-ci, formé à partir de « courrier », est fautif : un « courrier », après avoir signifié l’employé triant et convoyant les dépêches, désigne par métonymie un ensemble de lettres, et non une seule lettre.)

Quant à « Gab la Rafale », c’est le surnom que l’auteur avait reçu, en raison de sa précision au fusil-mitrailleur, de ses camarades de régiment.

[2] Cette obsession était là dès le début : on se rappelle « Le suicide chez les Romains » (écrit en 1959 et publié en 1965), un essai que Montherlant disait lire inlassablement.

[3] A la même époque, Plon montrait, à l’égard des livres de Bernanos, tant de constance dans l’indifférence que Gilles Bernanos retirait à cet éditeur la responsabilité de l’œuvre de son grand-père ; pour la confier au Castor Astral. (Si l’on en croit son catalogue, Plon préfère Djamel & Mégane : même pas peur !, de Mimie Mathy, à l’un des plus puissants génies du patrimoine littéraire français.) – Dans un article publié le 12 mars 2009 dans Le Monde, Antoine Gallimard mettait en garde le lecteur contre le prédateur Google, à qui il opposait la vaillante chaîne traditionnelle du livre ; celle-ci (à laquelle appartient, on imagine, Gallimard) essaie de survivre quand celui-là tente de s’approprier des centaines de milliers d’ouvrages pour les « numériser ». Évidemment, on se doute que le but de Google n’est pas exactement philanthropique ; mais on se tromperait lourdement en croyant que celui de Gallimard, d’Albin Michel ou de Plon, l’est davantage. Les livres de Matzneff, de Hocquenghem ou de Bernanos – quelles que soient les différences de nature entre ces trois écrivains – ont été traités avec un mépris et une désinvolture à peine croyables : ici on coupe les vivres, là on ne réédite pas, ailleurs on se vend au plus offrant. Voilà la fameuse chaîne traditionnelle du livre, voilà ce qu’on appelle des éditeurs dévoués. Le dévouement est d’ailleurs une vertu qui va à ces gens comme un tutu à un boxeur ; ils ne valent pas mieux que Google, dont le cynisme a au moins le mérite d’être affiché.

Publié dans Littérature

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